Extraite de "Traite des mineurs en Europe de l’Ouest : processus et stratégie," publié dans le Journal du Droit des jeunes en mars 2012.
Formes d’exploitation
Si les données présentées plus haut permettent de mieux comprendre les causes générales de l’exploitation des mineurs, il est nécessaire d’affiner l’analyse par les observations de terrain. La pratique nous montre qu’il n’y a pas nécessairement de corrélation mécanique entre les facteurs structurels contribuant à la vulnérabilité des enfants et les mineurs exploités. La réalité est toujours plus complexe et les groupes à risque varient en fonction de la législation, des politiques institutionnelles, des stratégies d’adaptations... Je présenterais ici les situations recensées lors de ma pratique professionnelle entre 2007 et 2009 au sein de l’association Hors la Rue qui chaque année suit près de 250 mineurs dont 80% viennent de Roumanie.
Comme nous allons l’observer, l’exploitation des mineurs touche différents groupes sociaux ne partageant pas nécessairement des caractéristiques communes (comme l’appartenance à un groupe « ethnique » par exemple). Pour être plus concret, nous allons indiquer le nombre de jeunes rencontrés en 2010 en région parisienne et donner quelques éléments contextuels de ces groupes. Ces données correspondent à des mineurs rencontrés et suivis elles demeurent donc partielles.
L’exploitation sexuelle des mineures s’est modifiée entre 2007 et 2010. Si pendant plusieurs années elles concernaient majoritairement des jeunes filles provenant des campagnes de Roumanie, une nouvelle population est apparue. Auparavant, la plupart du temps, les victimes provenaient de familles isolées avec des liens communautaires faibles. Les filles étaient issues de familles roumaines villageoises pauvres ou de familles mixtes roumaines-roms. Le recrutement se faisait essentiellement par la tromperie et/ou la séduction. Le scénario le plus fréquent était un jeune homme qui se mettait en concubinage avec une fille pour pouvoir l’emmener à l’étranger et la prostituer. Parfois certaines mineures confiaient avoir été recrutées par des prostituées « expérimentées » qui ne les trompaient pas nécessairement sur la nature de l’activité mais sur le partage des gains et les conditions de vie. En 2009, seulement 6 mineures avaient été recensées dans la rue par l’association, quelques autres ont été repérées par la Brigade de Protection des mineurs. En 2010, des groupes de filles appartenant à la minorité roms, sont à nouveau apparues sur les boulevards maréchaux. Peu d’information sont disponibles sur elles. Elles proviennent de différentes régions de Roumanie : Arad, Petrosani, Slobozia et semblent tenues par des groupes mafieux utilisant parfois les mères de ces filles pour les surveiller. Cette évolution inquiétante s’explique par l’apparition de groupes mieux organisés, capable de s’adapter à la législation du pays et aux carences de la protection de l’enfance. En effet, lors des contrôles de Police, ces jeunes filles se déclarent toutes majeures afin de sortir du champ de la protection de l’enfance. En 2010, parmi ces filles, une dizaine semblaient être filles mineures, bien qu’il soit difficile de le vérifier.
Les jeunes garçons, victimes de mendicité forcée ou contraints à se prostituer sont issus majoritairement de familles roms peu qualifiées du sud de la Roumanie. Faiblement intégrées pendant la période communiste, travaillant dans les coopératives agricoles ou sporadiquement dans des fabriques, ces familles se sont retrouvées très rapidement au chômage sans véritable perspective professionnelle en Roumanie d’où le choix de la migration. Pour partir certaines de ces familles ont emprunté de l’argent à des usuriers appelés c?m?tari. Ces derniers leur ont alors proposées de prendre en charge tous les services liés à la migration : le transport, l’établissement de documents d’identité, le logement dans le pays de destination… La famille qui ne pensait payer que quelques centaines d’euros pour son voyage s’est alors retrouvée, dès son arrivée en France, à devoir rembourser des sommes pouvant atteindre plusieurs milliers d’euros. Ces c?m?tari mettent leurs débiteurs sous pression en créant une situation de stress liée à la date de remboursement et à des menaces physiques. Les enfants sont souvent les premières victimes, obligés de ramener de l’argent par tous les moyens y compris le vol et la prostitution dès le plus jeune âge. Ce système prend donc la forme d’un réseau d’exploitation sans que les c?m?tari courent de gros risques car les familles sont volontaires au départ et les menaces demeurent quasi-impossibles à prouver. Par la suite, la majorité des familles finissent par s’affranchir de leur usurier. Cette expérience, malheureusement, n’est pas sans conséquence car elle installe certaines familles dans un fonctionnement où les enfants doivent continuer à rapporter des revenus réguliers. Bien que ce phénomène soit inquiétant il concernait un groupe limité d’enfants, environ une vingtaine, suivi par l’association.
Les adolescents et jeunes adultes pratiquant la prostitution ou le vol comme mode de survie, sans encadrement apparent, sont issus de villages ou de mahale[13] dont une partie importante de la population est migrante. Certains sont mariés et utilisent ce moyen pour entretenir leur jeune famille restée au pays. Plusieurs travaux leur ont été consacrés notamment l’étude Cash Cash[14] sur une trentaine de jeunes ayant leurs activités à la gare de Milan et provenant d’un des quartiers tsiganes de la ville de Craiova. Le processus qui conduit des mineurs migrants à cette activité est relativement connu et détaillé[15]. De manière très schématique le cheminement est le suivant : à son arrivée, le jeune migrant confiant dans ses espoirs de réussite, se confronte à un marché du travail extrêmement concurrentiel et difficile d’accès quelle que soit la voie choisie légale ou illégale. Les autres jeunes présents depuis plus longtemps, vont souvent le « conseiller » sur les activités rémunératrices accessibles. Rapidement, le coût de la vie, les difficultés de logement et quelques expériences négative de travail au noir mal l’obligent à revoir sa stratégie initiale.
Plusieurs choix s’offrent alors à lui :
- la mendicité souvent mauvaise pour l’estime de soi (chez les garçons) et peu rémunératrice,
- le vol et les différents petits trafics (rarement souhaités et avec une probabilité élevée de se retrouver en prison),
- la protection de l’enfance, qui reste mal connue (assimilée au foyer contraignant et à l’absence de débouchés après 18 ans),
- la prostitution qui, dans ce contexte, apparaît souvent comme la solution la moins pire par rapport aux autres alternatives et où l’argent semble être plus « facile » à gagner qu’ailleurs...
En 2010, une quarantaine de jeunes dans cette situation ont été rencontrés en région parisienne. Certains ont dit pratiquer cette activité depuis plusieurs années dans différents pays d’Europe passant par un client ou par des associations pour la nourriture, la santé, l’hébergement sans qu’une véritable alternative se dessine.
Les mineurs utilisés pour le vol à la tire, le vol au distributeur automatique de billets et autre, proviennent, la plupart du temps, de petites villes ou de mahale. Ils sont souvent encadrés par des organisations mafieuses étendant leurs activités dans plusieurs pays d’Europe de l’Ouest. Les formes d’embrigadement et les rapports entre l’organisation, les familles et les enfants sont difficiles à connaître, tant la loi du silence est forte. L’appartenance à un quartier délaissé par les autorités, souvent isolé du reste de la ville, ainsi qu’une organisation communautaire stricte sont généralement la règle. Les groupes rencontrés en région parisienne viennent du sud de la Roumanie, d’une petite ville appelée Tanderei, avec des activités similaires en Espagne et au Royaume Uni. En 2010, bien que ce groupe a constitué un nombre important de déferrements au Parquet des mineurs de Paris, près de 300, leur nombre réel est estimé à une cinquantaine de mineurs. .
La traite des mineurs est loin de se limiter à une réalité univoque qui impliquerait nécessairement un réseau ou une organisation précise. Pour certains jeunes roumains, rencontrés en région parisienne qui se prostituent, il n’existe pas nécessairement d’encadrement. Cette stratégie fait suite à l’impossibilité de s’insérer professionnellement en Europe de l’Ouest… Ces jeunes « bricolent » leur survie économique en naviguant entre l’absence d’une qualification, l’insuffisance des salaires en Roumanie permettant l’entretien d’une famille, et les barrières administratives empêchant l’accès à la formation professionnelle et à l’emploi.
Olivier Peyroux.