Evolution de l’incitation à commettre des délits
Contraindre des enfants à commettre des délits – une forme d’exploitation relevant de la traite des êtres humains – est une pratique ancienne en Europe.
Dès les années 80, des jeunes filles « roms » yougoslaves étaient contraintes à voler (pickpockets), par leur famille ou leur belle-famille. La majorité était recrutée par mariage. L’emprise psychologique reposait sur un dévoiement des fonctionnements familiaux.
Quarante ans plus tard, ces mêmes groupes familiaux – certains en sont à la troisième génération – continuent de recruter et d’exploiter des jeunes filles (France, Allemagne, Italie, Autriche), de la même manière, sans être véritablement inquiétés.
A la fin des années 2000, des groupes criminels issus de petites villes roumaines exploitent à leur tour des enfants (mendicité, vol). Le cas de la ville de Tandarei est emblématique. Malgré enquêtes et arrestations – l’organisation repose sur quelques individus ayant migré au Royaume-Uni et fait venir des enfants pour les contraindre en France, en Espagne, au Royaume-Uni et en Allemagne – dix ans plus tard, l’asservissement est devenu un modèle économique familial, signe de prestige social.
Au milieu des années 2000, il y avait une quarantaine de villas appartenant à différents clans, aujourd’hui le nombre de « palais » est supérieur à 200.
Les modalités d’emprise reposent sur un conflit de loyauté et une reconnaissance sociale. Afin de faire échouer la protection des enfants, et échapper aux poursuites pénales, ces différents groupes (Balkans, Roumanie) ont pour principale stratégie de déplacer ces enfants dans des pays voisins – les récupérant rapidement, à leur sortie de foyer ou de prison.
L’exploitation se perpétue, faute de lieux adaptés et d’un suivi transnational – signe d’un échec collectif des États et de l’Europe à penser une protection de l’enfance adaptée à ces victimes.
Jusqu’en 2015, ces situations de traite se limitaient à des groupes familiaux relativement restreints.
L’arrivée importante de Mineurs Non Accompagnés en Europe a favorisé le développement de cette forme de traite.
D’après Eurostat, entre 2008 et 2013, le nombre de mineurs non accompagnés sollicitant l’asile en Europe s’établissait autour de 11 000. En 2014, il a doublé. En 2015, ils étaient 96 465, neuf fois plus qu’en 2013.
Si ces statistiques ne permettent pas de connaître le nombre réel de jeunes arrivés en Europe[1], elles expliquent les changements de pratiques des États : sans l’expliciter, ils ont modifié leurs standards de protection de l’enfance. Depuis 2015, les pays européens tendent à limiter les coûts de prise en charge de ces mineurs. Cette prise en charge a minima et l’obtention peu probable de papiers à 18 ans augmentent le risque de récupération de ces enfants par des groupes criminels.
Recrutement de mineurs sans véritable projet migratoire
Les mineurs non accompagnés algériens exploités dans la délinquance illustrent ce phénomène, mal identifié par les services de protection de l’enfance.
Au cours de mes recherches auprès des autorités et des ONG de terrain, j’ai constaté une surreprésentation de jeunes algériens impliqués dans des activités délinquantes (Allemagne, sud-Autriche, Belgique, Espagne, France, Grèce, Italie et Suède). Les délits sont semblables : vol à l’arraché (téléphones portables, chaînes en or), vente de drogues et de cigarettes de contrebande. Le modus operandi est commun : ces jeunes sont recrutés localement par des compatriotes installés dans ces pays de destination, utilisés pour les trafics mais aussi aidés pour accéder aux structures de protection de l'enfance.
Pour mieux comprendre, prenons l’exemple français.
A Paris[2], Lille, Marseille ou Caen, depuis 2015, les mineurs non accompagnés de nationalité algérienne sont les plus nombreux (déferrements et incarcérations). L’arrivée de ces mineurs est passée relativement inaperçue, car peu nombreux par rapport aux afghans ou maliens. Beaucoup ont pris un vol pour Istanbul avec un visa de touriste, ont rejoint la Grèce, les Balkans puis l’Europe de l’Ouest, comme les Syriens ou les Afghans. En revanche, une fois arrivés, la possibilité extrêmement restreinte d’obtenir l’asile les a incités à sortir du droit commun. Combien sont récupérés par des organisations criminelles locales ? Il n’est pas possible de dresser un profil sociologique particulier. Les jeunes pris dans ces formes d’exploitation n’ont pas de relais fiables dans les pays de destination. Ces adolescents sont souvent partis sans tenir compte de l’avis de leurs parents et même parfois sans les informer[3]. Ils n’ont pas pu miser sur des attaches familiales solides installées à l’étranger.
Au cours d’entretiens, la majorité des jeunes expliquait avoir rejoint une parenté éloignée, installée depuis longtemps en France.
Les liens n’étant pas forts, des tensions apparaissent : le jeune préfère partir et tenter seul sa chance dans des grandes villes. De nombreuses informations circulent sur les réseaux sociaux : points de rencontre (la Goutte d’Or à Paris, etc.), modalités pour bénéficier d’un logement gratuit, d’argent de poche… Mais la réalité est éloignée des promesses. Un sentiment d’injustice et d’abandon s’abat sur ces adolescents désormais à la rue, sans revenus. Après cette série d’échecs, ils s’adressent à – ou sont abordés par – des compatriotes installés en France, originaires des mêmes villes (Annaba, Alger, Oran, etc.), qui leur proposent hébergement et « travail », comme la vente à la sauvette de cigarettes. Rapidement tenus par la dépendance aux stupéfiants, l’endettement et les menaces, ils basculent dans la vente de haschich ou le vol. Les mineurs algériens sont les plus nombreux. D’autres organisations s’inspirent de ces pratiques à l’encontre de mineurs albanais, marocains ou guinéens.
Récupération des mineurs non accompagnés pour le trafic de drogues
Les mineurs exploités dans le vol retiennent l’attention des autorités, car ils troublent l’ordre public.
Cette attention ne se traduit pas nécessairement par une protection : ces mineurs connus sont ciblés par les politiques répressives de lutte contre la criminalité.
D’autres adolescents, tenus par des organisations criminelles nettement plus structurées, ne sont pas repérés par les autorités, sauf au Royaume-Uni. Le cas des mineurs vietnamiens exploités dans la culture de cannabis par les trafiquants de drogues en est une illustration (ils étaient près de 3000 en 2014 selon l'ONG Antislavery International) : beaucoup sont recrutés comme jardiniers pour la culture indoor du cannabis. Ces mineurs victimes potentielles de traite, sont passés de 117 en 2014 à 362 en 2017[4], signe d’une industrie en plein développement. Pour l’instant, seules les autorités britanniques reconnaissent officiellement la présence de mineurs victimes de traite. Ailleurs, des situations similaires existent mais ces mineurs ne sont pas protégés par les autorités.
Ces migrants vietnamiens, issus de familles d’agriculteurs ou de pêcheurs, viennent de régions rurales (province de Nghe An). Majoritairement hommes seuls ou mineurs, ils ne peuvent compter sur des réseaux de proches dans les pays de destination. Au pays, ils n’ont pas accès au crédit bancaire et doivent donc recourir à des prêteurs privés. Les travaux de Nicolas Lainez[5] montrent la diversité des prêts informels et la variabilité des taux en fonction de la durée de l’emprunt, de la réputation de la famille, etc, – des taux pouvant aller jusqu’à 25% par mois. En résulte une diversité de statuts chez ces jardiniers. Pour certains, cette activité fournit un moyen rapide de rembourser leur dette, puis d’emprunter à la communauté afin d’ouvrir leur propre affaire. Pour d’autres, c’est un asservissement pour plusieurs années, avec des risques de représailles sur la famille restée au pays[6].
D’autres cas, moins documentés, sont apparus ces dernières années, comme celui des mineurs albanais utilisés pour le transport et la vente d’héroïne. Avec la libéralisation des visas courts séjours dans l’espace Schengen (2010)[7], des pays comme l’Allemagne et la Belgique ont vu affluer nombre de demandeurs d’asile albanais, macédoniens, serbes, etc. En 2014, les albanais étaient la première nationalité demandant asile en Allemagne. L’afflux des réfugiés syriens à partir de 2015 et le taux de reconnaissance de plus en plus faible pour les Albanais, n’ont pas fait diminuer le nombre de départs. Des agences de petites organisations criminelles albanaises fleurissent dans les rues de Shkodër ou de Tirana : elles vendent des prestations pour la migration et pour l’obtention de demande d’asile en France ou en Allemagne, grâce à de faux certificat de gjakmarrja (vendetta).
Pour certains mineurs isolés albanais, la nécessité de rembourser des dettes a facilité leur recrutement pour les cambriolages et surtout le trafic d’héroïne. Cette drogue, dont la consommation était en nette diminution, a fait son retour en Allemagne, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, en Belgique, etc. Ceci s’explique par la surproduction de pavot en Afghanistan. En Europe, d’après l’ONUDC, ce trafic est surtout contrôlé par des groupes criminels turcs et albanophones (Kosovo, Albanie), qui ont depuis quelques années recours à des mineurs albanais, candidats à la migration, pour la revente et le transport d’une ville ou d’un pays à l’autre[8].
Certains mineurs sont insérés dans ces organisations, d’autres y sont exploités avec des pressions importantes sur eux et leur famille restée au pays. Le recours à des mineurs pour le trafic de drogues touche de nouvelles nationalités. Depuis deux ans, les services médico-judiciaires de Lille et de Paris voient défiler des mineurs guinéens ayant ingéré des dizaines de capsules contenant de la cocaïne, en échange d’un billet d’avion. Il en est de même à Madrid ou à Bruxelles. Ces mineurs donnent peu d’informations sur les commanditaires. Ils font comprendre que cette alternative leur semblait nettement moins risquée et coûteuse que de traverser toute l’Afrique pour rejoindre l’Europe.
La nouveauté ne provient donc pas du contrôle du trafic mais de l’emploi de mineurs non accompagnés, en hausse surtout depuis 2015[9], d’après le nombre de déferrements. L’envie de migrer, la quasi-impossibilité d’accéder à l’Europe (Guinée, Sénégal, Vietnam), les risques liés à la route, ou le prix du passage, sont utilisés comme moyen de recrutement.
L’objectif de ces organisations est d’asseoir un contrôle de la parole, une soumission permettant d’imposer des amplitudes horaires nettement plus importantes et donc des rémunérations plus faibles. Jusqu’à présent, en dehors des jeunes vietnamiens, bénéficiant d’une certaine vigilance des autorités au Royaume-Uni, ces jeunes sont traités, lors d’interpellations, uniquement comme des délinquants et sont régulièrement incarcérés. Ce fonctionnement participe à leur isolement et au sentiment que les institutions de protection sont incapables de les protéger.
Une protection de l’enfance qui peine à s’adapter
Cette tendance se renforce et nécessite de repenser la protection de l’enfance : adaptation des structures d’accueil, mécanismes de suivi transnational et meilleure coopération entre police, justice, travailleurs sociaux et ONG.
Si au sein de l’Union européenne ces mesures ne sont pas si difficiles à mettre en place, pour l’instant les États ne semblent pas disposés, par exemple, à financer des établissements spécialisés pour les mineurs victimes de traite ou à cibler davantage les familles ou les groupes qui exploitent.
Au regard des principes concernant la protection de l’enfance et celle des victimes de la traite[10], cette attitude surprend.
Elle s’explique par la priorité donnée à la politique de contrôle migratoire primant sur toute autre considération tant pour l’UE, les Etats que dans une partie de plus en plus importante de l’opinion publique.
L’aide à la coopération est même devenue conditionnée à l’adoption de mesures pour la lutte contre la migration clandestine[11]. Les mineurs non accompagnés n’échappent pas à cette logique : petit à petit, leur image d’enfant s’est effacée. Il devient alors moins choquant qu’ils soient dépourvus de protection inconditionnelle. On les tient pour fraudeurs (faux mineurs) ou futurs migrants clandestins. On propose une prise en charge a minima pour un coût réduit. L’accès aux cours de langue ou aux études est de plus en plus rare, ce qui hypothèque l’accès au marché du travail et la possibilité de régularisation.
Les organisations criminelles sont les seules à proposer des activités rémunératrices immédiates et/ou des perspectives d’avenir en leur sein.
Pour sortir de cette impasse, l’accueil des mineurs non accompagnés doit être totalement repensé. Contrairement aux discours populistes, leur arrivée dans une Europe vieillissante, où de nombreux secteurs économiques connaissent d’importantes pénuries de main d’œuvre, peut être un atout, si ces jeunes bénéficient d’une formation qualifiante : c’est un investissement bénéfique économiquement, et la principale prévention contre la récupération de ces jeunes par des réseaux criminels. Pour les enfants victimes de traite, les exemples des familles ex-yougoslaves (supra) démontrent que tant que la protection ne sera pas adaptée, ces enfants continueront d’être exploités.
En Europe, peu de dispositifs ont donné des résultats.
En Belgique, le foyer Espéranto propose, depuis près de 15 ans, un accueil de ces enfants dans un lieu sécurisé avec une équipe spécialisée, une étape nécessaire pour les sortir efficacement de l’emprise des réseaux.
En France l’association Koutcha cherche à transposer cette expérience, en proposant un foyer similaire. Cette approche privilégie la protection des victimes. Elle va à l’encontre de la politique française actuelle sur la question des mineurs contraints à commettre des délits. En effet, dès 13 ans, faute de lieux de placement adaptés, ces jeunes sont traités comme délinquants et régulièrement incarcérés. Ainsi isolés, ils ont le sentiment que les institutions sont incapables de les protéger. Ce traitement nuit aussi à la répression car, jusqu’à présent, lors des procès portant sur cette forme de traite, aucune victime n’était présente à l’audience, fragilisant d’autant la position du ministère public.
Protéger les enfants victimes de traite est un engagement national, européen et international de la France. C’est aussi la meilleure façon de lutter contre les populismes car les mineurs contraints à commettre des délits alimentent les clichés racistes et justifient une approche uniquement répressive agissant comme un cercle vicieux sur l’exploitation de ces victimes.
L’association KOUTCHA
L'association Koutcha a pour objectif de proposer un dispositif d’accueil particulier permettant aux mineurs victimes de traite de se libérer de l’emprise qu’ils subissent ; de bénéficier d’un accompagnement leur permettant de se reconnaître en tant que victime de traite des êtres humains et d’adhérer à un programme pédagogique individualisé, dans le droit commun, leur permettant d’intégrer après un certain temps un dispositif plus classique. Olivier Peyroux est sociologue, spécialisé sur le phénomène de la traite des êtres humains, des mineurs en particulier. Chercheur et engagé sur le terrain, il est l’auteur de plusieurs publications sur le sujet.
Olivier Peyroux, Sociologue, Président de l’association Koutcha
[1] Dans certains pays (Grèce, Espagne, France) il y a peu de demandes d’asile pour les MNA ; en Suède, en Allemagne, elles sont quasi-systématiques. Ainsi, en 2016, ces demandes ont été de 30 en Espagne et de 475 en France.
[2] En 2017, les mineurs algériens incarcérés à Fleury Mérogis étaient 70, les marocains, 40, et les roumains, une vingtaine. Ces chiffres donnent une tendance, sans refléter nécessairement l’activité délinquante des MNA en région parisienne. Ils reflètent la politique du Parquet qui décide, selon ses propres critères, de déferrer ou non tel ou tel mineur en fonction du délit commis, de sa situation familiale, du nombre de mineurs déjà déférés, etc.
[3] En Algérie, une association aide les familles dont les enfants sont partis en Europe sans donner de nouvelles.
[4] National Referral Mechanism Statistics – End of Year Summar 2014 et 2017, National Crime Agency.
[5] Nicolas Lianez, « L'exploitation de la sexualité des femmes par leur famille au Vietnam : financer les chocs exogènes et le crédit informel », Autre part, vol. 66, no. 3, 2013, p. 133-152.
[6] D. Silverstone, S. Savage, « Farmers, factories and funds : organised crime and illicit drugs cultivation within the British Vietnamese community », Global Crime, Vol 11 (1), 2010, p. 16-33.
[7] En novembre 2010, près d’un an après la Serbie et la Macédoine, la Bosnie-Herzégovine et l’Albanie obtiennent la libéralisation des visas courts-séjours pour l’espace Schengen.
[8] Cf. entretien avec des magistrats du Royaume-Uni.
[9] Données tirées des rapports de la PJJ des différentes directions territoriales et des discussions avec les éducateurs à Paris, à Lyon, à Lille, etc.
[10] Cf. Convention internationale des Droits de l’Enfant adoptée par l’ensemble des pays européen, Directive UE/2011/36 dont l’accent est mis sur la protection des victimes de TEH et qui s’impose à l’ensemble des États membres depuis 2011 (l’obligation de transcription dans le droit national date d’avril 2013).
[11] Claudia Charles et Lola Schulmann, De Rabat à Khartoum : l’externalisation en marche, Atlas des migrants en Europe, Armand Colin, Paris 2017.